[Chapitre 1] Qui songe, façonne.

Je reste également sur une position de réserve attentive, essayant de rester froid comme la pierre et le plus neutre possible au moment où les explications vont venir. Je me suis tout de même ostensiblement détendu, notre présence étant apparemment suffisante pour empêcher de plus amples débordements, pour le moment.

Le fâcheux auquel Yasuhiro s'adresse de prime abord semble partagé. Déjà, la situation telle qu'exposée par le moine ne lui donne pas vraiment un bon rôle. De quoi, peut-être, faire jaillir un sentiment de honte. Ensuite, il semble à mi-chemin entre la volonté de répondre à la sommation à parler d'un samouraï -ce à quoi il est obligé- et celle de rester silencieux, pour éviter de déplaire au dit samouraï.

Après être passé par différents états durant lesquels l'aubergiste en profite, après une dernière inclinaison suite à la consigne donnée par le moine, pour se relever et inviter les réfugiés à entrer dans l'auberge à sa suite, l'individu placé en tort par le tournant de la conservation s'exprime. Il relève parfois les yeux, jusqu'au menton de Yasuhiro, parle avec conviction mais en faisant son possible pour rester à sa place.

"Sama ! Depuis le tsunami... nous voyons de nombreux réfugiés qui passent mais... s'ils s'installent sama... chacun d'entre nous aura moins de production... mais les taxes... seigneur... elles ne baissent pas. Comment allons-nous faire pour continuer à payer autant en produisant moins ?"

Comme affligé d'une profonde conscience qu'il tient un langage que les plus extrêmes pourraient estimer irrévérencieux, il se tait alors, s'incline à nouveau.

Après avoir fait un passage éclair dans l'écurie, je suis réapparu rapidement, mais cette fois, ma démarche est bien plus calme, reflétant ma sérénité retrouvée. D'un pas assuré, je me suis dirigé vers mes compagnons de voyage et me suis installée à leurs côtés, faisant front au second groupe d'individus et à l'aubergiste. Le Yari toujours présent dans ma main droite, cependant celui-ci est droit, posé sur le sol, la lame relevée vers le ciel.

Tout au long de leurs échanges, je n'ai pas perdu une seule parole, écoutant attentivement chaque mots prononcés. Puis, me tournant vers l'individu qui a pris la parole, je lui réponds d'une voix chaleureuse, mon visage toujours éclairé par un sourire radieux:

"Eh bien, il semblerait que la bonne fortune vous sourit, car vous êtes parmi les premiers à pouvoir offrir le gîte et la nourriture à ces pauvres réfugiés. Et tout cela, moyennant leur main-d'œuvre. Ils pourront vous aider dans vos cultures ou accomplir d'autres tâches qui permettront d'accroître votre production. En ces temps difficiles, d'autres ne seront peut-être pas aussi chanceux que vous."

Difficile de repérer mes expressions sous mon masque, mais les coins de mes yeux se plissent comme lors d'un sourire après les paroles de notre licorne. Tournant mon attention vers le groupe des mécontants.

"Et si vous n'avez pas assez de travail pour ces gens, vous connaissez sûrement d'autres qui en auraient.

Mais vous mentionnez des difficultés à payer les taxes, et de ce que je comprends vous n'êtes pas les seuls, est-ce depuis le tsunami et l'exode qui s'en est suivit ?"

Mon ton est neutre, sans chercher à aller dans le jugement.

Mon attention oscille d'un groupe à l'autre et je continue à détailler tour à tour les réfugiés, l'aubergiste qui les fait entrer dans sa demeure, et le seul homme qui s'exprime encore face à mes compagnes de route.

Mon regard s'attarde un peu plus sur les réfugiés, et je semble hésiter un instant à les suivre avant de changer d'avis et reporter mon attention sur l'échange en cours... et la réponse demandée.

L'individu semble plus que mal à l'aise à mesure que les remarques lui sont faites, par Kanae puis par Saeko.

"C'est que....sama..." commence-t-il à dire, en regardant l'Utaku en premier lieu, "malheureusement, nous ne manquons pas de main d'œuvre. Avoir plus de personnes pour s'occuper des récoltes ne changera pas notre production, si nous n'avons pas plus de terres... sama"

Les questions posées par la Yogo semblent le mettre dans un inconfort épique, et il oriente son regard vers Jin, comme s'il attendait quelque chose de ce dernier. Une autorisation à parler, une aide, difficile à dire. Mais quoi qu'il en soit, il semble regretter d'avoir choisi ce moment pour se déplacer jusqu'à l'auberge, ça ne fait aucun doute.

Il serait difficile de ne pas voir le malaise de l'homme qui vient de s'exprimer. Et si j'ouvre la bouche pour répondre, le regard qu'il jette à Jin-san me fait la fermer aussitôt. Le mien balaie rapidement l'ensemble des personnes présentes tandis que je mesure l'état d'esprit de chacun.

Puis je tourne les yeux dans la même direction que l'homme et attends, aussi patiemment que possible, que le représentant de la Grue réponde à la sollicitation muette.

Assistant de manière relativement silencieuse aux premiers échanges, le regard qui m'est adressé par le paysan essayant de justifier son ire est suffisant pour me sortir de mon rôle d'observateur.
Je lui adresse un léger sourire distant, preuve que je ne lui en veux de ses reproches voilés envers les taxes dont il doit s'acquitter, et je vais même jusqu'à lui dire, ensuite :
- Eh bien, continue, dis donc ce que tu as sur le cœur. Parles-nous des taxes, du tsunami, et de tes difficultés. Ensuite nous écouterons ces gens. dis-je en tournant ma tête vers l'autre groupe.

L'individu s'incline alors -une nouvelle fois- vers Jin, et semble hésiter. La maîtrise de l'art rhétorique des Samouraïs, particulièrement chez les Grue, est si réputée que le fâcheux semble avoir conscience de son incapacité à savoir s'il s'agit réellement d'une invitation à s'exprimer, ou d'un piège qui lui coûterait cher. Voire d'une invitation discrète et tacite à ne surtout pas aller plus avant.

Faute d'avoir toutes les clés pour comprendre, il finit par s'exprimer, s'orientant vers Jin même si la question lui a été posée par Saeko.

"Depuis le tsunami, les taxes ont augmenté dans la région sama. Nous ne cesserons pas de nous acquitter des taxes car c'est notre devoir. Mais depuis le tsunami, les gens de la côte qui se sont retrouvés sans gagne-pain rejoignent l'intérieur des terres...et cela devient plus difficile sama. Plus de bouches à nourrir, plus de taxes, pour une égale production."

L'homme baisse alors simplement les yeux, tête basse et buste incliné.